Lorsque l’on naît dans des conditions modestes en Lorraine dans un siècle en conflit perpétuel où les déplacements sont contraints, comment devient-on célèbre ?
Georges de La Tour est un artiste façonné par le tumulte. Sa vie et son œuvre traversent une période ébranlée par les affrontements, les invasions et les tensions religieuses - des chocs qui ont marqué ses toiles autant que l’histoire de la Lorraine elle-même.
Aujourd’hui, alors que tout est accessible et que nous sommes invités à voyager partout, il est presque impossible de se rendre compte des difficultés que traversèrent des artistes tels que Georges de La Tour pour apprendre la peinture et être reconnus.
Lorsque l’on naît dans des conditions modestes en Lorraine, duché indépendant de la France, dans un siècle en conflit perpétuel où les déplacements sont contraints, comment devient-on célèbre ? D'où viennent les sources d’inspiration qui vous amèneront à être l’un des peintres français les plus innovants et intemporels ?
Georges de La Tour voit le jour dans un duché indépendant, secoué par les guerres de religion qui font rage depuis 1562. La Lorraine est alors une région prospère, et elle n’est pas encore française : c’est l’héritière fragmentée de l’ancienne Lotharingie, menacée par les ambitions du Saint Empire Germanique et celles du royaume de France. La Lorraine est une terre catholique voisine d’Etats protestants, et ce positionnement religieux nourrit à la fois une identité forte et des conflits sanglants. Un semblant d’accalmie touche la région en 1598, lorsque l’édit de Nantes met un terme aux conflits.
Mais vingt ans plus tard éclate la guerre de Trente Ans et tout s’accélère. La France, les Suédois et les Croates occupent et saccagent tour à tour la région. Lunéville, où vit Georges de La Tour, est incendiée et pillée en 1638. Il est contraint d’évacuer la ville. De nombreux tableaux sont perdus, les toiles réduites en cendres, les commandes envolées. Même de son vivant, l’artiste voit déjà son œuvre détruite.
L’Europe du XVIIe siècle est aussi le théâtre d’une révolution picturale. Rome, en dépit de sa mise à sac en 1527 par les troupes de Charles Quint, est le nouveau cœur battant de l’art, où Caravage présente ses œuvres novatrices. Il incarne un mouvement nouveau : le réalisme.
Ce dernier tranche de façon éloquente avec la fin du XVIe siècle, dominée par le maniérisme, un mouvement qui privilégie l’allongement des proportions des corps, la présence de détails complexes, et des sujets liés à l’Antiquité. A l’inverse, le réalisme de Caravage se tourne vers des scènes religieuses ou profanes ancrées dans le quotidien. Les contrastes d’ombre et de lumière mettent en valeur l’intensité dramatique des tableaux.
Bien qu’il n’ait ni fondé d’atelier ni formé d’élèves, ses œuvres séduisent par la force expressive de son style et par le réalisme brutal du génie italien. Des artistes venus de l’Europe entière au début du XVIIe siècle se bousculent à Rome pour voir ses œuvres et s’inspirer de son art, notamment des peintres flamands et hollandais ; parmi ceux qui s’emparent du clair-obscur et du réalisme, citons les Néerlandais Gerrit van Honthorst ou Hendrick ter Brugghen, dont Georges de La Tour découvre les œuvres lors de ses déplacements en Flandre.
C’est donc probablement à travers les tableaux de peintres hollandais et flamands qu’il s’approprie ce mouvement pourtant né en Italie. Dès lors, si Georges de La Tour apprend à maîtriser le clair-obscur, il crée son propre univers : la lumière provient à présent de bougies ou de divers foyers ; les scènes de la vie quotidienne qu’il propose sont épurées, focalisées sur le silence méditatif des personnages.
Son art unique séduit la cour et les commandes se multiplient.
La mort de Richelieu en 1642 et celle de Louis XIII en 1643 marquent un tournant dans sa carrière : La Tour quitte Paris et regagne Lunéville. Il s’éloigne alors de la renommée que la capitale lui offrait, mais c’est peut-être dans cet isolement volontaire que son art explore pleinement la dimension méditative des sujets qu’il représente. Il a alors plus de 50 ans.
Tandis que la guerre de Trente ans vient de s’achever, la Fronde éclate : Paris se soulève, les nobles s’insurgent face au pouvoir royal. C’est dans ce climat de violence et d’instabilité, dans cette France agitée, à peine pacifiée par les traités de Westphalie en 1648, que La Tour poursuit son œuvre en Lorraine. En 1652, année où Louis XIV rentre enfin dans la capitale, maître d’un royaume encore meurtri, Georges de La Tour s’éteint à Lunéville peu de temps après sa femme, probablement d’une épidémie. Sa vie s’est achevée comme elle a commencé, c’est-à-dire dans un contexte politique et social très tourmenté, où le génie des artistes s’affirme presque par miracle.
Image 1 : La Femme à la puce, vers 1632-1635 © Palais des ducs de Lorraine - Musée Lorrain, Nancy/photo. Thomas Clot
Image 2 : La Madeleine pénitente, vers 1635-1640 © Courtesy National Gallery of Art, Washington
Image 3 : Portrait en pied de Louis XIII, Philippe de Champaigne, XVIIe © 1998 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Gérard Blot
Image 4 : Paris au XVIe siècle : la journée des barricades © Musée Carnavalet, Histoire de Paris
Image 5 : Bergère aux colombes, Gerard van Honthorst, 1625 © Centraal Museum
Image 6 : Baccanthe avec un singe, Hendrick ter Brugghen, 1627 © J. Paul Getty Museum
Image 7 : Portrait de Louis XIII, Philippe de Champaigne, 1635 © Museo del Prado
Image 8 : Le cardinal de Richelieu, Philippe de Champaigne, 1635 - 1640 © National Gallery, London
Image de couverture: Georges de La Tour, Le Reniement de saint Pierre (1650) © Musée d'arts de Nantes - Photo : Cécile Clos