Eugène Onéguine une œuvre intemporelle

"L'ivresse du monde est mortelle,
Et nous sommes pris vous et moi,
Chers amis, dans son tourbillon."

- Alexandre Pouchkine

Une œuvre intemporelle

C’est à une expérience artistique rare que vous êtes conviés au Palais Garnier : une représentation du ballet Eugène Onéguine, chorégraphié par le grand John Cranko et porté par la musique de Tchaïkovski. Plus qu’un spectacle, cette soirée célèbre l’éternelle vitalité d’une œuvre magistrale, qui n’a cessé d’inspirer artistes et créateurs à travers les époques.

Depuis sa parution en 1833, le roman en vers d’Alexandre Pouchkine a traversé les frontières, les genres et les siècles. Indice de son statut d’archétype littéraire, il a trouvé une vie nouvelle sur les scènes d’opéra, au cinéma et, bien sûr, sur les planches des théâtres ; ce ballet, en particulier, révèle par le mouvement ce que les mots de Pouchkine ou les notes de Tchaïkovski suggèrent : une fresque profondément humaine, où les désirs se heurtent aux contraintes du monde, où la grâce confine au sublime.

Pouchkine : une Russie en mutation

Lorsque Pouchkine commence Eugène Onéguine en 1823, la Russie est en pleine transformation. L’aristocratie, éblouie par les modèles européens, s’efforce d’adopter les codes occidentaux, tandis qu’un vent de modernité commence à souffler sur une société encore ancrée dans ses traditions féodales. Le poète s’empare de cette période de bouleversements pour créer un héros qui définira le romantisme : Eugène Onéguine, un jeune dandy désenchanté, plus spectateur que véritable acteur de sa propre vie.

Le récit, écrit en vers, mêle ainsi chronique sociale et drame intime. Las des mondanités, Eugène Onéguine s’installe à la campagne, où il rencontre Lenski, un poète exalté, et Tatiana, une jeune femme ivre de lectures sentimentales. Tatiana fantasme bientôt une romance avec Onéguine et lui écrit une lettre passionnée, mais il la rejette, boursouflé de cynisme. Plus tard, il provoque un duel avec Lenski qui tourne au tragique, avant de réaliser, trop tard, qu’il aime Tatiana, désormais mariée.

Pouchkine offre une méditation douce-amère, tantôt drôle et tantôt tragique, sur les illusions que nous entretenons. C’est une fable de la vanité et du paraître, où chaque personnage, à sa manière, se heurte à l’écart entre le rôle qu’il joue et sa scène intérieure.

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Tchaïkovski : la musique des passions

Quelques décennies après la publication du roman, Piotr Ilitch Tchaïkovski, profondément marqué par l’œuvre de Pouchkine (il écrira plus tard une Dame de Pique et un Mazeppa), décide d’adapter Eugène Onéguine en opéra. Créé en 1879, ce nouvel opus n’est pas une simple transposition du roman : c’est une réinterprétation où l’émotion prime sur la fidélité au texte. Le livret, réduit à sept tableaux, se concentre ainsi sur les moments-clés du drame intime : Tchaïkovski délaisse la chronique sociale pour magnifier les méandres des âmes blessées.

La musique amplifie ainsi le bouillonnement intérieur des personnages : dans la spectaculaire scène de la lettre (piste 3) Tatiana voit ses sentiments traduits par des violons nerveux et passionnés ; Lenski (piste 5), dans son aria avant le duel qui l’opposera à Onéguine, chante un poignant adieu à la vie dans une mélodie presque suspendue, sommet de l’écriture mélodique de Tchaïkovski.

Tchaïkovski construit également son opéra sur une série de contrastes puissants. Les personnages eux-mêmes sont marqués par des oppositions : Onéguine, avec sa froideur détachée (piste 4), se distingue de Lenski, exalté et passionné. Tatiana, entre rêve et réalité, évolue dans une musique qui oscille entre douceur et tension. Mais c’est toute l'œuvre qui est traversée par des contrastes stylistiques : la musique occidentale classique, structurée et élégante, entre en collision avec des accents plus russes, plus populaires, créant une dissonance qui traduit les contradictions profondes du récit (pistes 8-9).

Craignant de ne pas avoir su rendre justice à ce pilier de la littérature russe, Tchaïkovski s’attend au désastre : il n’en est rien pourtant, et l’opéra ne tarde pas à s’inscrire au panthéon du répertoire lyrique. 

Cranko : le ballet comme révélateur des non-dits

Lorsqu’en 1965, le chorégraphe néoclassique sud-africain John Cranko s’empare à son tour du mythe d’Onéguine, c’est donc tout naturellement à Tchaïkovski qu’il revient : non seulement l’opéra, mais aussi son répertoire pour piano, ou encore des extraits d’oeuvres mineures se voient ainsi réorchestrés pour étayer cette nouvelle vision chorégraphique (pistes 10-20).  

Cranko, alors directeur du Ballet de Stuttgart après un passage par le Sadler's Wells de Londres, était connu pour son talent à raconter des histoires complexes par la danse : des adaptations de La Belle et la Bête, Le Roi Lear, Roméo et Juliette et La Mégère Apprivoisée comptant parmi ses plus grands succès récents. Devenu maître du ballet narratif, il a su raffiner sa technique au point d’exceller à traduire les tensions psychologiques par le mouvement. Dans le célèbre duo final par exemple, Tatiana, partagée entre l’écho de son amour passé et sa fidélité présente, avance et recule, tend la main pour la retirer aussitôt. Onéguine, dans une danse désespérée, tente de la retenir, mais ses gestes abrupts trahissent son impuissance. Cette scène, où la distance entre les deux protagonistes devient insurmontable, illustre avec une force inouïe le poids des choix et des regrets.

Le ballet de Cranko offre aussi une brillante exploration des contrastes sociaux. Les scènes de bal, chorégraphiées avec une précision implacable, montrent une société où chaque individu joue un rôle codifié. Onéguine, par ses mouvements solitaires et saccadés, exprime son isolement et son mépris pour cet univers. À l’inverse, Lenski, dans son solo avant le duel, dévoile une vulnérabilité poignante, ses gestes empreints de lyrisme et de fragilité.

Cranko joue enfin sur les tensions stylistiques, intégrant des éléments de danse classique, de folklore russe et de modernité. Aussi, son Onéguine n’est ainsi pas seulement une adaptation, mais bien plutôt un manifeste de l’imaginaire néoclassique, et la preuve par l’exemple de la pertinence renouvelée du ballet pour traduire les plus grands chefs-d'œuvre de la littérature.

Une œuvre, mille visages

L’universalité d’Eugène Onéguine tient à sa capacité à se réinventer sans cesse. Chaque adaptation — qu’elle soit au théâtre, au cinéma, à l’opéra ou en ballet — révèle une nouvelle couche de cette fresque humaine. Mais c’est peut-être dans la danse que les contradictions des personnages transparaissent véritablement. Le ballet de Cranko ne cherche pas à simplement narrer, mais à capter l’essence même de ce qui nous déchire : l’écart entre le rêve et la réalité, entre le désir et la fuite. Sur scène, ces rêves prennent corps, jusqu’à ce que les apparences, pour un instant, deviennent plus réelles que la réalité elle-même.

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